Consciente Agonie, Davy Artero

 

En Aparté

La vie à portée de main

 

     Je sais que je vais mourir, ce n’est plus qu’une question de temps maintenant. J’ai ouvert les yeux il y a dix minutes à peine et je viens juste de comprendre où je suis. Une petite pièce d’une dizaine de mètres carrés à peine, aux murs et au plafond blancs. Une armoire en chêne massif à quelques mètres de moi et une fenêtre aux volets fermés, masquée par d’épais rideaux foncés. Une chambre.

    Il m’a allongé dans ce lit et je ne peux plus en sortir. Je suis bloqué. La plupart de mes muscles ne répondent pas. Seuls ma tête et mon bras droit arrivent encore à bouger. Il n’est pas parvenu à me paralyser entièrement, tant mieux. J’ai pu, à tâtons dans le noir complet, trouver l’interrupteur de cette lampe de chevet posée sur la petite table en pin tout près du lit, et avoir enfin un peu de lumière pour découvrir cet étrange endroit.

    Je ne me souviens plus à quel moment il m’a cloîtré ici. Ce que je sais, c’est qu’il ne va pas tarder à m’ôter la vie. Sûrement de façon horrible, car il est vicieux. On m’avait prévenu. Il ne lâchera pas prise tant qu’il n’aura pas réellement achevé son travail avec moi. Je le hais, mais je n’ai rien pu faire pour le contrer. Je m’en veux. J’aurai dû réagir, mais c’est trop tard maintenant. Je vais mourir dans d’atroces souffrances. Il ne peut en être autrement, c’est certain.

    Il m’a séparé de ma famille, ma femme et mes enfants que j’aime tant. Dieu seul sait où ils peuvent être maintenant et dans quel état. Je le déteste. Il a tout détruit chez moi. Malgré ma peur, j’ai hâte qu’il en finisse. Sauf qu’il est pervers. Il préfère me faire souffrir un peu plus chaque jour sans réellement m’achever, ce monstre.

    Dire que j’étais quelqu’un d’insouciant. Je menais une vie agréable et j’en profitais. Voyages, sorties, fêtes… Et tout ce qui va avec : nourriture, alcool, drogue… J’ai presque tout fait et tout essayé. C’est d’ailleurs à une de ces fêtes, organisée pour je ne sais plus quelle occasion superficielle, que j’ai rencontré ma future femme, Louise. J’étais déjà connu à l’époque, pas autant que maintenant certes, mais ma petite notoriété m’ouvrait déjà les portes de quelques soirées prestigieuses. Ce n’est qu’à la sortie de mon cinquième roman que la célébrité a été fulgurante et n’a jamais cessé d’être là jusqu’à aujourd’hui.

    Dire que je n’ai jamais aimé ce que j’écrivais ! Mes deux premiers ouvrages avaient été écrits par défi, comme un pari stupide que j’avais fait avec mon subconscient : et si tu essayais d’écrire un de ces romans d’amour à la noix, toi qui les trouves tellement ridicules ? J’avais écrit une première histoire romantique complètement tirée par les cheveux en quelques semaines. Pour aller jusqu’au bout du pari, j’avais envoyé le manuscrit à plusieurs maisons d’édition et le plus grand éditeur de romans à l’eau de rose m’avait répondu positivement, à ma plus grande stupéfaction ! Avant de m’engager définitivement, il exigeait une deuxième œuvre. J’avais écrit un texte en encore moins de temps que le premier. Au lieu de m’envoyer paître comme je m’attendais à ce qu’il le fasse, tellement mon livre me semblait bâclé et incohérent, le patron de la maison d’édition en personne m’avait passé un coup de fil. Il était surexcité, ébloui par mon style d’écriture et mon talent, et il me voulait absolument dans son giron. C’est ainsi qu’il m’avait proposé un contrat mirobolant que j’avais signé sans aucun remords. C’est ainsi que tout a commencé et que je suis devenu le plus grand écrivain de romans à l’eau de rose. On me surnommait « le larmoyant », car tous mes récits faisaient pleurer les ménagères et les femmes sensibles. J’écrivais ces histoires avec une aisance déconcertante. C’était si facile de varier à l’infini l’histoire de la femme sensuelle et du bel homme attentionné. Sortir deux ouvrages par an me suffisait pour mener un train de vie des plus agréables. Ma femme n’avait pas besoin de travailler et elle m’accompagnait dans tous mes déplacements. Elle en a bien profité, ainsi que mes enfants ces dernières années.

    Tout cela semble si loin aujourd’hui. Qui peut m’envier maintenant, prisonnier de cette chambre et de ce lit ? Il a fait les choses correctement. Je ne peux même pas me lever et je n’ai aucune nourriture, enfin je crois. Je tourne la tête vers la table de nuit. Le radio-réveil n’indique aucune heure. Volets fermés, radio-réveil éteint, tout est fait pour que je perde la notion du temps. J’essaye de triturer quelques boutons sur l’appareil, mais rien ne semble avoir un quelconque effet. Il doit sûrement être débranché. De colère, je le pousse du bout des doigts et il tombe au sol.

    Ma main droite tâte le dessus de la table de chevet. Il n’y a rien à part un stylo bille placé derrière le pied de la petite lampe. Je le ramène devant mes yeux. Un stylo bleu du célèbre baron avec un tiers de l’encre consommée. Ça me fait une belle jambe ! Que vais-je bien pouvoir faire avec ? M’en servir comme une arme ? Ce qu’il me faudrait, c’est un objet tranchant. Un couteau ou un rasoir, par exemple. Mais un stylo ? À part l’enfoncer dans l’œil ou dans la gorge, l’effet ne peut pas vraiment être mortel !

     La table de chevet a un petit tiroir sur le devant, si j’avance un peu le bras je peux peut-être l’atteindre. J’avance ma main, telle une énorme tarentule se promenant sur ce petit plateau de bois, et descends jusqu’au bouton de porcelaine permettant de tirer le tiroir. Ce vaurien a complètement immobilisé le reste de mon corps. Je suis obligé de contorsionner mon bras droit pour réussir à ouvrir ce fichu tiroir. Ça fait un mal de chien ! Si je pouvais hurler, je le ferais pour accompagner la douleur atroce que cette position m’inflige. Seulement ça aussi, je ne peux pas le faire. C’est qu’il a bien fait les choses, ce salaud !

    Grâce à mes efforts, le tiroir est entrouvert. Je repose un peu mon bras le temps que la douleur passe. J’en ai les larmes aux yeux. J’attends un moment puis je relève un peu le bras. C’est bon, je peux le bouger sans me faire trop mal. Je m’essuie les yeux du revers de la main droite, prends une forte respiration, et pars explorer l’intérieur du tiroir. Je sens une petite chose plastique molle de forme carrée. J’arrive à la prendre entre les doigts et l’approche de mes yeux. C’est un paquet de mouchoirs en papier entamé, où le scotch permettant de le refermer est plié et couvert de poussière et de petits copeaux de bois. Pourtant, un seul mouchoir est manquant. La preuve que le ménage n’est pas souvent fait ici. Je pose le paquet près de ma tête, ça peut toujours servir.

    Je poursuis ma fouille. Je sens comme un épais carton au fond du tiroir. Je parviens à l’extraire. Il s’agit d’un bloc-notes qui semble ancien. Pas sûr que le fabricant indiqué en bas de la grande couverture orange existe encore d’ailleurs, mais il est complet. Il n’a jamais été utilisé. Que vais-je bien pouvoir faire de ça ? Écrire mes dernières volontés ? Tu peux toujours courir ! Je n’ai qu’une seule volonté : vivre ! Le reste, tu peux te le mettre où je pense, espèce de pourriture !

    J’essaye d’ouvrir un peu plus le tiroir, pour accéder à ce qu’il y a au fond. Dans un effort qui me paraît surhumain, j’arrive à l’ouvrir en grand et entame une nouvelle fouille. Mes doigts ne ressentent que la froideur du bois et quelques grains de sable qui s’avèrent être que de la vulgaire poussière. Je sens une nouvelle chose plastique, au fond, une sorte de cigare enroulé dans du plastique bruyant. Je suis intrigué. Mon poignet frotte contre le bord du tiroir et soudain, j’entends un craquement. Les fines glissières de bois du meuble cèdent et le tiroir se défait. Comme si ma vie en dépendait, j’agrippe fortement le côté du tiroir pour éviter qu’il ne tombe. Je suis épuisé, mais il me reste assez de force pour tenir un objet si lourd à bout de bras. J’ai horriblement mal et je sens mon front perler. Il ne faut pas que je le lâche, ce qu’il contient peut m’être utile. Je plie doucement le bras, faisant attention à ne pas cogner mon coude contre le meuble et tout faire tomber. Je pose l’avant-bras sur le lit. Il faut que je réussisse à lever le tiroir et à le ramener ici, sur le lit aux couvertures blanches délavées. Je serre les dents, relève une nouvelle fois la tête pour voir ce que je fais, puis me concentre. Ma main se plie un peu, je relève le bras et dans un effort terrible je parviens à poser le tiroir sur le lit. Je suis à bout de souffle. Je suis trop faible et il le sait. Il me détruit à petit feu et jusqu’à présent, il y est bien parvenu. Je sais qu’il va avoir ma peau, mais je résiste ! Pour combien de temps, encore ?

    J’attrape le tiroir et je le rapproche. À l’intérieur, il n’y a plus rien à part une barre chocolatée. Super… Je la prends dans la main et la tourne entre mes doigts. La date de fin de consommation est dépassée. Encore mieux ! Je regarde ce que j’ai posé sur le lit. Je peux donc me nourrir et écrire, en attendant le retour fracassant de mon tortionnaire. C’est génial !

    Je suis dépité. Combien de temps me reste-t-il ? Quelques heures ? Quelques jours ? Que vais-je faire en attendant à part me lamenter sur mon sort ? Dormir encore ? Non, je n’en peux plus de dormir. Je veux rester éveillé, je veux l’affronter en étant pleinement conscient !

Je regarde le bloc-notes et le stylo. J’avais un bloc similaire dans mon bureau pour noter les idées qui me venaient à l’esprit quand j’étais encore un homme libre, tout comme j’avais un petit calepin en permanence sur moi. Dès que quelque chose me venait à l’esprit, où dès que je voyais quelque chose qui pouvait être reporté dans un de mes livres, je le notais immédiatement afin de ne pas l’oublier. Quand on est écrivain, on a mille et une idées en tête dans la journée et si on ne les écrit pas, on les perd. C’est sans doute surprenant, mais même pour les romans à l’eau de rose on agit ainsi. Quelques notes sur le papier et tout le reste sur le clavier. Au début je réalisais mes romans sur une petite machine à écrire électronique, qui mémorisait la phrase en cours avant de la retranscrire sur la feuille. C’était pratique pour corriger les fautes de frappe, mais ça obligeait constamment à relire ses phrases deux fois. Avec le temps, la machine a été remplacée par un ordinateur, ce qui était beaucoup plus pratique pour les coquilles et la mise en forme. Écrire des romans était encore plus simple qu’avant, et il m’arrivait ainsi d’en écrire trois-quatre une année et rien l’année suivante ! Je pouvais ainsi fournir en toute circonstance deux romans par an à mon éditeur véreux. Ensuite est venu l’ordinateur portable, que je trimbalais presque partout. Encore plus simple. Avec l’arrivée des nouvelles technologies, comme la tablette portable légère ou autre Smartphone, c’est encore plus facile de nos jours, sauf que je n’aurai pas la chance de m’en servir réellement. En tout cas, plus maintenant.

    Si mes lectrices me voyaient, là, enfermé dans cette pièce, que penseraient-elles de moi ? Auraient-elles de la pitié ? Seraient-elles en larmes ? Si elles savaient que leur auteur préféré, le maître absolu du roman d’amour, les a toujours détestées et considérées comme des idiotes ! Elles m’ont permis de vivre, c’est tout. Aucune d’entre elles n’a atterri dans mon lit, même lorsque je n’étais pas marié. Ce n’était pourtant pas les occasions qui manquaient, loin de là. On peut écrire des romans d’amour, avec de multiples héroïnes aux formes généreuses, évoquer par écrit tous les fantasmes possibles, en utilisant bien évidemment un langage imagé pour ne pas faire dans la pornographie, et rester un homme droit et un mari fidèle.Ma femme savait que je pouvais jouer de cette notoriété pour satisfaire ma libido et que je ne le faisais pas. Je me demande si parfois elle voyait que je regrettais d’être plié à cette règle que je m’imposais.

    Moi, j’aurais aimé être un écrivain de polars, ou d’œuvres fantastique, voire même d’épouvante. J’ai toujours adoré lire ce genre de textes, et j’aurais aimé être reconnu en tant qu’écrivain de ce style. La plupart des écrivains me détestent et j’avoue que vu ce que j’ai pondu comme bouquins c’est normal. S’ils savaient que moi je les vénère ! Quelle ineptie !

    J’ai écrit un roman fantastique, une fois, une seule. Une histoire d’invasion extra-terrestre que j’avais eu plaisir à faire, chose devenue rare avec mes romans à trois sous. Je l’ai montré à mon éditeur, qui n’a pas voulu le sortir tout de suite, il voulait bien le publier, mais ailleurs, sous un autre nom, afin que cet ouvrage ne nuise pas à ma carrière. Sauf qu’il ne l’a jamais fait. Quel crétin arrogant et hypocrite ! J’étais lié par contrat à cet homme et je n’ai jamais pu m’en défaire. Soit je faisais d’autres livres en cachette en risquant de perdre ma principale source de revenus, et Dieu sait que ces revenus étaient loin d’être négligeables, soit j’arrêtais là mes tentatives annexes. C’est ce que j’ai fait. Aujourd’hui, je le regrette.

    Et si je profitais de ces derniers instants pour noter quelques phrases, raconter en quelques lignes ce que je n’ai jamais pu écrire jusqu’à présent ?

Je pousse un soupir. En voilà une drôle d’idée ! À quelques instants de la mort, je souhaite écrire des histoires plutôt que de chercher à m’en sortir, c’est absurde ! Que puis-je faire d’autre de toute façon ? M’étouffer avec la barre chocolatée pour le prendre par surprise ? Non, merci ! Il faut considérer ça comme mon dernier pied de nez à cette vie d’écrivain… Comme si enfin je réalisais mon rêve, en quelque sorte.

    Je rapproche le tiroir et, en le bloquant avec mon torse, j’arrive à le tourner et à le pencher vers moi. Voilà ma petite table improvisée. J’ouvre le bloc-notes et le pose dessus de telle manière qu’il ne puisse pas glisser. J’enlève le capuchon du stylo et fais un petit gribouillis sur le haut de la feuille. Après quelques cercles, l’encre apparaît.

    Me voilà prêt.

    Mais l’angoisse me submerge. Vais-je avoir assez de temps ? Vais-je y arriver ?

 

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